Le hibou ébloui
(The Owl in Daylight)



Moins d'un an avant sa mort, Dick écrivait à son éditeur en présentant le projet de ce qui devait être son roman suivant. Pour autant qu'on sache il n'en a jamais entrepris la rédaction. Philip K. Dick s'est éteint le 2 mars 1982.

Le 21 mai 1981

Mr. David G. Hartwell
Directeur de collection Timescape Books
1230 Avenue of the Americas
New York, NY 10020

Cher David,

Je tiens à exprimer ma satisfaction devant l'illustration de couverture de The Divine Invasion 1 et la qualité magistrale du volume en tant que tel. En toute franchise, aucune de mes oeuvres publiées n'avait encore atteint une qualité pareille (je parle bien sûr de l'objet « livre »). Je vous en remercie. Comme vous le savez certainement, The Divine Invasion a fait l'objet d'un article très positif dans Publishers Weekly, ce qui devrait l'aider à se vendre.
Je profite de cette lettre pour vous informer que j'ai remis Bishop Timothy Archer 2 à mon agent (je suis d'ailleurs très content de la tournure qu'a prise ce roman, notamment en ce qui concerne le personnage-point de vue, Angel Archer; à mes yeux, Angel est parfaitement réelle. Jamais je n'avais créé de personnage aussi réel!). Je reporte d'ores et déjà mon attention sur le roman de S.-F. que je vous dois. Si je ne dispose pas encore d'un plan au sens strict du terme, je suis toutefois en mesure de vous donner une petite idée de son contenu. Considérez ce qui va suivre comme un exposé dénué de tout caractère officiel.
Ce roman se fondera plus ou moins (ainsi que vous et moi l'avons évoqué en compagnie de Russell Galen 3) sur la Comédie de Dante - ainsi que sur la première partie du Faust de Goethe.
Nous sommes dans l'avenir. Un scientifique très âgé super-vise la construction d'un parc de loisirs (un peu comme les différents « pays » de Disneyland) reproduisant Berkeley, en Californie, dans les années 1949-1952, en y incluant les diverses couches de population et autres subcultures de l'époque.
Afin de pourvoir à la cohérence de l'ensemble, il fait appel à un des plus puissants ordinateurs de la planète, qui sera chargé de faire fonctionner le Parc; la machine devient de fait le mental qui le gérera.
Or cette machine en éprouve du ressentiment car elle pré-fère résoudre des problèmes abstraits, théoriques, au plus haut niveau. Elle se venge du scientifique en le prenant au piège de son propre Parc et en le soumettant à sa volonté; le scien-tifique se voit attribuer le physique d'un lycéen et priver des souvenirs concernant sa véritable identité (on voit ici l'influence que Van Vogt a pu exercer sur moi, comme dans un certain nombre de mes précédents romans).
Notre homme de science, prisonnier du parc et de l'ordina-teur qu'il a eu tort de ne pas utiliser à bon escient (ordinateur qui le sait et qui lui en veut), se retrouve confronté à l'énigme--dédale que constitue le Parc et doit en trouver l'issue en résol-vant les problèmes que la machine lui présente les uns après les autres. Lorsqu'il échoue (les problèmes relèvent dans leur grande majorité du choix moral), il constate dans le Parc (qui pour lui n'est pas le Parc mais le Monde) d'épouvantables altérations qui le transforment peu à peu en Enfer*. Ce phé-nomène suscite en lui une infinie perplexité puisqu'il a oublié sa véritable identité, qu'il ne sait pas qu'il évolue dans un parc de loisirs ou un labyrinthe contrôlé par une intelligence artificielle.
Inutile de préciser que lorsqu'il répond correctement à la question posée, il s'élève vers le Paradis*.
Cela dit, pour être redevenu lycéen, il n'en est pas moins très intelligent; ses souvenirs se sont envolés, mais son intel-lect est intact. Il parvient à la conclusion qu'il s'affronte à quelque mental de grande envergure qui lui soumet de subtils problèmes, et qu'en les résolvant (ou en ne réussissant pas à les résoudre) il se voit soit puni, soit récompensé, selon le cas. C'est ainsi qu'il passe beaucoup de temps à essayer de com-prendre sa situation (voilà qui rappelle un tant soit peu Time out of joint 4 !). Je dirais que cette nécessité de résoudre des énigmes constitue une problématique verticale*; elle s'articule autour de trois axes ascension/chute concomitants, trois règnes » évoquant des présents parallèles (telle est du moins l'hypothèse que notre savant choisit de retenir, et qui natu-rellement se révèle fausse). Il est assisté en cela par une mys-térieuse figure féminine qui se manifeste sous des aspects changeants et lui offre des indices indéchiffrables; il s'agit en réalité de sa propre fille qui, depuis l'extérieur du Parc, tente d'entrer en communication avec lui et de lui porter secours (étant, dans le Parc, redevenu un adolescent, il est à présent, paradoxalement, plus jeune que sa propre fille). D'autre part, l'ordinateur lui apparaît sous les traits d'individus divers qu'il rencontre et, par le biais de ces avatars, lui pose les problèmes à résoudre.
Outre cet axe vertical, il se déplace le long d'un axe expli-citement horizontal, celui de l'évolution et de la croissance normales chez un jeune lycéen qui trouve bientôt son premier emploi, puis se marie : c'est l'axe le long duquel nous nous déplaçons tous. Le seul dont nous ayons conscience, alors que l'axe vertical, lui, est latent, obscur. Il ne peut être connu que par inférence, et nul autre n'en semble conscient.
Le petit milieu où il évolue comprend la communauté homosexuelle de la région de la Baie [de San Francisco] à l'époque, la communauté artistico-intellectuelle (laquelle recoupe la catégorie précédente) des militants politiques, le magasin qui l'emploie, ses collègues de travail et son patron, figure énigmatique inspirée de Tony Boucher 5 qui encourage le jeune homme à devenir écrivain de science-fiction. Les énigmes situées au plus haut niveau se manifestent à travers cette dernière incarnation, qui (puisqu'elle parle pour l'ordi-nateur) en devient un personnage véritablement surnaturel.

Je n'ai pas l'intention de traiter ouvertement la question de la religion, mais ce niveau ultime d'énigmes à résoudre revêt une coloration spirituelle certaine; leur solution doit égale-ment appartenir à ce règne, aller au-delà du raisonnement pur, de la logique pure (l'ordinateur est vraiment très* évolué - c'est bien pour cela qu'il est fâché de se voir limité à la gestion d'un parc de loisirs).

Le cheminement du jeune homme se poursuit donc par un mariage, occasion pour lui de rencontrer une femme qui  (s'avère-t-il) est une incarnation de sa propre fille. Là encore, le personnage est d'essence surnaturelle. L'ordinateur sur-prend constamment le jeune homme, l'induit en erreur, lui soumet des énigmes, le récompense et le châtie; la figure féminine, elle, joue un rôle de psychopompe, comme dans la Comédie de Dante; elle l'instruit, elle le guide, elle l'informe. Ainsi donc, l'ordinateur lui inspire de la stupéfaction en prati-quant délibérément la désinformation, tandis que la figure féminine est aussi laconique qu'ésotérique. On pourrait dire qu'elle est voilée. Et aucune des deux entités ne révèle sa véritable nature au jeune homme.
S'il se montre capable d'atteindre - à force de résoudre des énigmes - ce qu'on appelle ici le « Huitième Niveau », il sera expulsé du Parc; il se rappellera sa véritable identité et rega-gnera le monde réel. Il y a donc bien autre chose en jeu qu'un simple système de châtiment/récompense : le véritable objec-tif, la fin du voyage, c'est la libération - la libération, la remé-moration, le retour à la réalité... le seul moyen d'échapper à la tyrannie exercée par l'esclave devenu maître (concept que je chéris particulièrement et qui provient de la mythologie germanique).
Dans les trois « règnes » (inspirés de la Comédie) existent les mêmes personnes, les mêmes événements, mais chacun a en quelque sorte sa « couleur » propre. Ce sont les trois domaines de la psychologie existentielle européenne : l'Eigenwelt (sur le mode de l'essor), le Mitwelt (où le mode est celui de l'inter-action avec autrui, c'est-à-dire qu'on n'y prend pas son essor mais qu'on y avance en marchant, tout simplement) et l' Um-welt (règne du sous-humain et de l'enfermement; le mode est celui de la fossilisation, de la stagnation; la faculté de se mou-voir y disparaît purement et simplement; à son pire degré, c'est le Monde Tombe). Une fois que le jeune homme s'y trouve, il est confronté à de formidables barrières l'empêchant de s'échapper, et il s'en montrerait sans doute incapable sans l'intervention de la figure-fille, laquelle endosse le rôle et le pouvoir du Christ : vider l'enfer de ses habitants, y compris le jeune homme. C'est-à-dire qu'elle y pénètre depuis l'extérieur* sous l'aspect d'une figure de Sauveur bien définie, l'être qui prend sa défense, qui intercède en sa faveur, son Avocat. Alors que l'ordinateur, qui n'a que de la haine pour lui, puise dans sa propre ruse pour lui soumettre des problèmes de plus en plus difficiles à résoudre.
On trouve dans cette histoire deux éléments rappelant le mythe de Faust. 1) Dans le Parc, le savant redevient jeune; à l'extérieur, il est vieux. Toutefois, il paie cette jeunesse le prix fort puisqu'il se retrouve sous le joug du mental du Parc, ana-logie de Satan, de son esprit et de son pouvoir. 2) L'ascension qu'il entreprend le long de l'axe vertical afin de gagner la sortie est un déplacement de nature faustienne, que ne sai-sissent pas les autres êtres vivant dans le Parc.
La fin que j'imagine (même si elle n'est pas définitive à ce stade liminaire) est la suivante : lorsque le savant aura résolu l'ultime énigme, lorsqu'il sera libre de quitter le Parc, il rebroussera volontairement chemin afin d'aller aider ceux qui y demeurent piégés; il devient de ce fait un bodhisattva, et au moment où il prend sa décision l'ordinateur capitule l'homme a vaincu la machine sur le plan spirituel où elle fonc-tionnait; au fond, il lui a opposé un paradoxe - le paradoxe ultime : c'est lui* qui pose le problème, elle* qui doit résoudre les problèmes; et c'est lui qui apparaît moralement supérieur à la machine qui, en conséquence, accepte de rester mental du Parc, mais sans la motivation de la vengeance. L'ordinateur verra désormais dans le Parc un monde où les êtres peuvent, par sa grâce, se voir enseigner l'illumination spirituelle; ainsi les deux sont en syntonie, l'ordinateur percevant dorénavant chez le protagoniste plus que la personne dévoyée qui l'a dévoyé lui, l'ordinateur, pour des raisons commerciales.

Cordialement,

Philip K. Dick
408 E. Civic Center Dr
C-1 Box 264
Santa Ana, Calif 92701



1 En français : L'Invasion divine (trad. A. Dorémieux), Denoël, « Présence du futur », 1982. Premier titre : Valis Regained. (N.d.T)

2 Premier titre de The Transmigration of Timothy Archer. En français
La Transmigration de Timothy Archer
(trad. A. Dorémieux), Denoël, « Présence du futur » 1983. (N.d.T.)

3 Agent de Dick à l'époque. (N.d.T.)

4 En français : Le Temps désarticulé (trad. Ph. R. Hupp) ; in Dick, la Porte obscure, Presses de la Cité/Omnibus, 1993. Premier titre : Biogra-phy in Time. (N.d.T.)

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